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Texte de Marc Vuilleumier, historien suisse, rédigé en 1989 à l’intention de L’Union syndicale suisse qui finalement renonça à le publier dans un ouvrage consacré au 1er mai... Nous le remercions vivement pour la mise à disposition de cette contribution.
Le 1er mai 1890, pour la première fois, des ouvriers manifestaient simultanément dans un grand nombre de pays d’Europe dont la Suisse, aux Etats-Unis et en Australie, en faveur de la journée de huit heures et pour une législation internationale sur le travail. Le succès de cette première démonstration internationale, que l’on avait prévue pour 1890 seulement, incita à la renouveler d’année en année. Au cours d’un siècle d’existence, elle s’est affirmée dans le monde entier et a pris, suivant les pays et les époques, des caractères très différents. En Suisse aussi, la manifestation a évolué avec le temps et, en un même moment, a parfois pris des allures toutes différentes d’une région à l’autre du pays. Faire l’histoire du Premier Mai, c’est, en quelque sorte, retracer, dans toute sa complexité, l’histoire d’un mouvement ouvrier durant ces cent dernières années.
Bien entendu, il ne saurait être question, dans les pages qui suivent, d’en faire une chronique complète en passant systématiquement en revue chaque Premier Mai. Après avoir retracé les origines de la manifestation, nous examinerons les conditions de son déroulement au cours des premières années, la façon dont, en quelque sorte, on a inventé une nouvelle tradition, pour reprendre l’expression de l’historien anglais Eric Hobsbawn. Puis nous essayerons, à l’intérieur de chaque période, de dégager les grandes lignes de l’évolution à travers quelques faits, quelques épisodes et anecdotes caractéristiques.
Le Premier Mai, dès ses débuts, est l’occasion d’innombrables discours et d’une marée de publications (journaux avec numéros spéciaux souvent imprimés en rouge, tracts, brochures, affiches, illustrations…) qu’il faut naturellement examiner. Mais il est aussi, et c’est peut-être le plus important, et également le plus difficile à saisir, l’occasion d’actes, de comportements qui ne sont pas sans significations. Il faut donc s’interroger non seulement sur ce que disent ou écrivent les dirigeants et militants, mais aussi sur la façon dont les simples participants (ou spectateurs) réagissent, sur la manière dont ils organisent leur cortège, sur ce qu’ils tentent d’y exprimer. D’où l’importance du détail concret et significatif.
Aux origines du Premier Mai.
Chaque 1er mai, on ne manquait pas de rappeler les origines de cette journée internationale, tout particulièrement lors des 10e, 20e, 25e, 50e anniversaires, qui incitaient à la commémoration.
Et l’habitude s’en est maintenue jusqu’à nos jours. Même quand l’évocation historique est hésitante, trois éléments y apparaissent : la journée de huit heures, les martyrs de Chicago, la décision du congrès international ouvrier socialiste de Paris, en 1889.
L’idée de répartir la journée en trois parties égales consacrées respectivement au travail, aux loisirs et activités personnelles, au repos, est apparue très tôt, dès le XVIIe siècle, chez des penseurs isolés, auteurs d’utopies sociales. En 1817, au moment où, dans les usines de la première révolution industrielle, on travaille couramment de douze à quatorze heures par jour, le théoricien socialiste anglais Robert Owen fixe à huit heures la journée de travail, dans le système communautaire qu’il propose. Soixante ans plus tard, en Suisse, la première loi fédérale sur les fabriques de 1877 limite à onze heures par jour la durée de travail. A ce moment, plusieurs professions avaient déjà obtenu les dix heures, tandis que beaucoup d’autres les réclamaient. A côté des revendications immédiates, qui avaient permis de passer de douze à onze, puis à dix heures, le principe du partage de la journée en trois parties égales, les « Trois-Huit », se frayait peu à peu un chemin, apparaissant comme un objectif plus lointain, comme un idéal. L’Association internationale des travailleurs (première Internationale), lors de son premier congrès, tenu à Genève en 1866, s’était prononcée en faveur des huit heures.
C’est aux Etats-Unis d’abord que la journée de huit heures allait devenir une revendication nationale. En plein essor économique, attirant une immigration ouvrière massive du vieux continent, le pays offrait des conditions favorables au mouvement ouvrier. En 1866, l’Union nationale du travail, à peine formée, lança une campagne pour la journée de huit heures, organisant même une grande manifestation à Chicago, le 1er mai 1867. Sept ans plus tard, en 1884, une nouvelle organisation, dont est issue, en 1886, l’actuelle Fédération américaine du travail (A.F.L.), décida de relancer la campagne en faveur de la journée de huit heures en passant à un stade supérieur : l’agitation devait culminer le 1er mai 1886, par une grève générale simultanée dans les principales villes du pays.
Le choix de ce jour, un an et demi auparavant, n’était pas dû au hasard. Dans la tradition rurale de nombreux pays, d’où provenaient nombre d’ouvriers américains, cette date symbolisait le renouveau de la nature, sa renaissance, et était souvent marquée par des fêtes et réjouissances diverses. Mais surtout c’était, dans plusieurs Etats américains de la côte est, le jour d’où, habituellement, partaient les baux, contrats, locations, engagements de travailleurs agricoles, etc. : le « Moving Day ». Rien d’étonnant donc que les syndicalistes l’aient choisi comme point de départ soit du nouveau régime des huit heures, soit de la suspension du travail chez les patrons qui le refuseraient.
Même si grévistes et manifestants ne représentaient qu’une faible proportion de la classe américaine, cette démonstration d’ensemble était quelque chose de radicalement nouveau qui impressionna l’opinion publique et accrut l’influence du syndicalisme. Mais, à Chicago, qui était alors le principal centre du mouvement ouvrier, elle eut des suites tragiques. Le 1er mai, plusieurs dizaines de milliers de travailleurs avaient défilé sans incident.
Pour d’autres revendications que les huit heures, les ouvriers de l’usine de machines agricoles Mc Cormick (devenue plus tard International Harvester) avaient cessé le travail depuis trois mois. La direction les avait remplacés partiellement par des briseurs de grèves. C’est pour les conspuer à leur sortie du travail que, le 3 mai, les grévistes s’étaient rassemblés devant l’usine. A la suite de heurts, les détectives de l’agence Pinkerton, engagés par Mc Cormick, et la police tirèrent sur la foule, couchant sur l’asphalte six morts et une cinquantaine de blessés. Les groupes anarchistes, très influents alors à Chicago, convoquèrent pour le lendemain un meeting de protestation à la place du Marché-au-Foin (Haymarket).
A l’issue de cette réunion, les 15’000 personnes qui y avaient participé s’apprêtaient à se retirer, quand les policiers chargèrent ; mais à peine avaient-ils commencé leur mouvement qu’une bombe jetée dans leur rangs en tuait huit. Ce fut le signal d’une folle panique et d’un terrible massacre, les policiers indemnes s’étant mis à tirer sur la foule.
La ville fut mise en état de siège et un grand nombre de militants ouvriers arrêtés, tandis que s’instaurait une véritable hystérie anti-anarchiste et antisyndicaliste. Qui a lancé la bombe ?
On ne l’a jamais su. Mais il fallait des coupables, des victimes expiatoires. Huit anarchistes, pour la plupart d’origine allemande, furent traduits devant le tribunal et, bien qu’il eût été impossible d’établir la moindre participation directe de l’un d’eux à l’attentat, condamnés à mort. Tout au long de cette parodie de justice, ils témoignèrent tous d’un courage et d’une dignité qui forcent l’admiration. Trois bénéficièrent d’une commutation de peine ; un autre, Lingg se suicida dans sa cellule. Le 11 novembre 1887, Albert Parsons, August Spies, George Engel et Adolph Fischer furent pendus dans la cour de la prison.
Quelques années plus tard, le nouveau gouverneur de l’Illinois, John P. Altgeld, ouvrait une enquête sur le déroulement du procès ; elle en démontra toutes les irrégularités et infamies et conclut à l’innocence des condamnés. En 1893, les trois survivants furent libérés et les cinq autres publiquement réhabilités.
Ces événements avaient eu leurs répercussions en Suisse. Le 16 novembre 1887, l’Arbeiterstimme, l’organe de l’Union syndicale suisse et des socialistes, paraissait avec, sur toute sa première page, encadrée de noir, un seul article, avec pour titre les paroles du Christ sur la croix : « Tout est accompli ». Son auteur, le rédacteur du journal, Conrad Conzett, y dénonçait vigoureusement l’exécution. « On nous injurie parce que nous avons élevé notre voix contre une telle bestialité, on nous traite d’anarchistes parce que, contre une opinion publique toute faite qui ne s’est pas donné la peine de suivre le procès sans préjugé, nous avons osé prendre fait et cause pour les victimes d’une effrayante justice de classe ». Par l’étiquette d’anarchiste, poursuivait Conzett, on cherchait à discréditer l’Arbeiterstimme auprès des masses, par un procédé identique à celui qu’on avait employé, en son temps, contre les libéraux et contre toutes les forces de progrès. Non, les socialistes suisses n’adoptaient pas les théories anarchistes, mais ils voyaient avant tout, en Parsons et en ses compagnons, des militants ouvriers et des socialistes révolutionnaires. « C’est vous qu’attend une résurrection, vous les fidèles ; l’esprit qui vous animait, qui vous a permis de supporter virilement vos terribles souffrances, c’est lui qui nous conduira à la victoire. »
Conzett était d’autant plus touché qu’il avait lui-même vécu aux Etats-Unis, de 1869 à 1878, à Chicago la plupart du temps ; qu’il y avait fondé une imprimerie qui avait publié justement deux journaux animés par August Spies, l’un des cinq martyrs. De son côté, Lingg, qui s’était suicidé l’avant-veille de son exécution, avait vécu en Suisse de 1883 à 1885, en divers lieux, et avait appartenu à la société d’éducation ouvrière Eintracht, à Zurich.
Les socialistes allemands, particulièrement nombreux en Suisse où beaucoup s’étaient réfugiés pour échapper aux lois répressives de Bismarck, publièrent à Zurich, en 1888, une brochure consacrée aux « Huit victimes de la haine de classe ». Une autre brochure, illustrée de dessins repris de la presse américaine, parut la même année, par les soins d’un journaliste de Zurich, Johannes Enderli, membre de la société ouvrière du Grutli. Mais, dans les milieux socialistes, on lui reprochera son recours à la sentation et son caractère purement commercial.
De leur côté, les petits groupes anarchistes qui existaient en Suisse commémoreront l’anniversaire du 11 novembre par des réunions, des tracts et se réclameront toujours du sacrifice de leurs compagnons de Chicago. En 1888 et en 1889, au retour du 11 novembre, l’Arbeiterstimme publiera des articles commémoratifs entourés de noir.
Mais il nous faut retourner au Etats-Unis où l’hystérie antisyndicaliste, après le 4 mai 1886, avait momentanément suspendu le mouvement en faveur des huit heures. La Fédération américaine du travail (A.F.L.), fondée à la fin de 1886, allait reprendre la campagne ; en 1888, elle élabora un nouveau plan de bataille, visant à introduire la journée de huit heures dans un certain nombre de métiers à partir du 1er mai 1890.
Pendant ce temps, en Europe, les huit heures apparaissaient de plus en plus souvent dans les revendications ouvrières. Comme les patrons brandissaient toujours l’argument de la concurrence étrangère pour refuser une diminution de la durée du travail, on en vint tout naturellement à demander l’élaboration d’une législation internationale du travail. En même temps, des syndicalistes français lancèrent l’idée d’une démonstration simultanée de toutes les organisations ouvrières du pays qui, à un jour déterminé, déposeraient quelques-unes de leur revendications essentielles auprès des autorités. C’est ce qui se fit, en février 1889. Au même moment, cette idée de la manifestation nationale unique, à date fixe, en faveur d’un nombre limité de points, apparaissait également en Suède.
De la démonstration nationale, on en arriva très logiquement à la manifestation internationale à date fixe. Les premiers à la proposer furent les Belges Edouard Anseele et François Sas, lors d’une rencontre syndicale internationale qui se tint à Londres, en novembre 1888 (peu de pays y étaient représentés ; ni l’Allemagne, ni l’Autriche-Hongrie, ni la Suisse n’y avaient envoyé de délégués). Pour développer la solidarité entre les ouvriers de différents pays, Anseele et Sas envisageaient, pour le premier dimanche de mai 1889 et des années suivantes, une démonstration universelle, si possible à la même heure, avec cortèges, meetings et mots d’ordre identiques ; entre autres pour obtenir le droit d’association dans le pays où il n’existait pas. Dans les Etats à régime libéral, on demanderait aux gouvernement d’intervenir, par voie diplomatique, en faveur des libertés. Un autre Belge, E. Pierron, voulait faire décréter, par le congrès, que les ouvriers ne travailleraient plus que huit heures à partir du 1er mai 1890. Mais, finalement, on ne s’accorda que sur le principe des huit heures, sans retenir les propositions belges.
Il y avait donc, dans l’ensemble du mouvement ouvrier international, un accord de plus en plus complet sur les huit heures ainsi qu’une tendance à l’organisation de manifestations simultanées, à date fixe, en faveur d’un nombre limité de revendications. C’est cette double convergence qui allait se manifester au Congrès international ouvrier socialiste de Paris (14-21 juillet 1889).
Celui-ci, qui marque le début de la deuxième internationale, avait été convoqué à l’occasion de l’Exposition universelle qui coïncidait elle-même avec le centenaire de la Révolution française. Les festivités facilitaient le voyage de délégués à Paris (billets à prix réduits…), où se tenaient alors les congrès les plus divers.
En 1889, une quinzaine d’années après la disparition de la première Internationale, syndicats et partis ouvriers s’étaient implantés et développés dans la plupart des pays ; cette croissance rendait de plus en plus nécessaire une collaboration internationale. Comment coordonner l’action de chacun et permettre les échanges d’expériences afin d’aboutir à une plus grande efficacité dans chaque pays et dans l’ensemble du monde ? C’est pour résoudre ces questions que se réunit le congrès de Paris et que naquit la nouvelle Internationale.
Lors de la dernière session, le 20 juillet, le délégué français Raymond Lavigne, de Bordeaux, au nom de la Fédération nationale des syndicats, fit adopter la résolution suivante : « Il sera organisé une grande manifestation internationale à date fixe, de manière que, dans tous les pays et dans toutes les villes à la fois, le même jour convenu, les travailleurs mettent les pouvoirs publics en demeure de réduire légalement à huit heures la journée de travail, et d’appliquer les autres résolutions du Congrès international de Paris.
Attendu qu’une semblable manifestation a déjà été décidée pour le 1er mai 1890 par l’American Federation of Labour /…/, cette date est adoptée pour la manifestation internationale.
Les travailleurs des diverses nations auront à accomplir cette manifestation dans les conditions qui leur sont imposées par la situation spéciale de leur pays ».
Un délégué de Marseille, Tressaud, proposa, dans les pays où ce serait possible, de soutenir la manifestation par une grève générale, qui aurait été, à ses yeux, le début de l révolution sociale. Le socialiste allemand Wilhelm Liebknecht montra le caractère utopique de cette proposition qui fut repoussée à une très forte majorité.
Il est certain qu’en ce 20 juillet 1889, parmi les délégués, bien peu ont eu conscience de l’importance de cette résolution. D’ailleurs, nombre des comptes rendus parus dans les journaux la passent sous silence. Ce ne fut pas le cas de l’Arbeiterstimme, à Zurich, qui donna un résumé fidèle de la décision et de l’amendement Tressaud. D’autres feuilles suisses firent de même. La Siciété du Grutli, la plus importante association ouvrière de Suisse, l’USS et le Parti social-démocrate de Suisse avaient tous trois envoyé des délégués au congrès de Paris. Celui-ci les avait chargés d’éditer, en trois langues, un petit bulletin, La Journée de Huit Heures, destiné à centraliser les renseignements sur le mouvement international en faveur de la réduction de la journée de travail, tâche dont ils s’acquittèrent pendant une année. D’où, probablement, l’attention portée en Suisse, dès l’été 1889, aux décisions du congrès relatives aux huit heures.
Le premier Premier Mai en Suisse.
C’est dès janvier 1890 que, dans les organisations ouvrières et les quelques journaux qu’elles éditaient, on commença à discuter du 1er mai. Une démonstration en Suisse ne posait pas de problèmes insurmontables ; contrairement à de nombreux pays du continent, la Confédération était un Etat démocratique, garantissant en principe la liberté de presse et de réunion. Les associations ouvrières avaient l’habitude d’organiser des cortèges, souvent à l’occasion d’une fête. Chaque année, comme dans beaucoup d’autres pays, les socialistes célébraient le 18 Mars, qui marquait le double anniversaire de la Commune de Paris en 1871 et de la révolution de 1848 à Berlin. Ce jour-là, ou le dimanche le plus proche, on se rassemblait pour écouter quelques discours où l’on retraçait l’histoire de ces mouvements populaires de façon à en tirer des leçons pour le présent. Des productions littéraires et artistiques, une petite fête avec bal complétaient souvent la partie politique. Le 18 Mars, souvent appelé Fête de Mars, avait un caractère international, non seulement parce qu’il était célébré dans tous les pays et qu’il rappelait deux révolutions dont la portée dépassait de beaucoup les frontières des Etats où elles avaient éclaté, mais encore parce qu’en Suisse il rassemblait souvent des socialistes de différents pays : Allemands qui avaient fui la répression de Bismarck ; Italiens poursuivis pour leurs activités politiques dans la péninsule ; Russes, Polonais, Autrichiens, etc.
Le 18 Mars, qui avait précédé le Premier Mai, continuera à être régulièrement fêté jusqu’à la première guerre mondiale, et même au-delà, en certains endroits, tout en perdant de son importance par rapport au Premier Mai.
Si le principe de la démonstration ne faisait pas problème, restaient les formes et les modalités de celle-ci, sur lesquelles la résolution de Paris ne se prononçait pas, laissant aux participants le soin de les fixer « dans les conditions qui leur sont imposées par la situation spéciale de leur pays ».
Au congrès de 1889 déjà, on l’a vu, certains avaient proposé une suspension du travail. L’idée reparut dans la plupart des pays, car il est évident qu’un cortège doit se faire de préférence de jour, c’est-à-dire pendant les heures de travail, et que c’est également à ce moment seulement que l’on peut s’adresser aux autorités constituées pour leur remettre les revendications ouvrières. D’où l’idée, de plus en plus répandue dans les divers pays, de quitter le travail l’après-midi, voire même toute la journée.
Bien sûr, en Suisse aussi, il y avait de nombreuses « situations spéciales » et il était évident qu’un mot d’ordre trop impératif aurait été difficile à suivre, vu les disparités locales. Néanmoins l’appel qui serait lancé pouvait contenir des recommandations plus ou moins pressantes. Or c’est justement à leur sujet que s’opposaient diverses thèses. Fallait-il inciter les ouvriers à ne pas travailler le 1er mai, partout où ils ne pourraient, ou fallait-il se borner à tenir une réunion le soir ? Le chômage volontaire rehaussait singulièrement la portée de la démonstration, mais il impliquait la perte de salaire et risquait d’entraîner des représailles patronales (renvois ou sanctions diverses). Pouvait-on être certain qu’un nombre appréciable de travailleurs suivrait un tel mot d’ordre ?
La majorité de la société du Grutli ne le pensait pas. Cette association, la plus ancienne des organisations ouvrières suisses (fondée en 1838) et la plus nombreuse (elle était alors à son apogée : 16’391 membres, répartis en 353 sections pour 1890), se voulait populaire, ouverte à tous et se proposait de contribuer à la formation politique de ses membres pour en faire des citoyens conscients de leurs droits et de leurs devoirs. Elle avait pris, dès ses débuts, une teinte nettement progressiste et avait constitué, en quelque sorte, l’aile gauche du parti radical. Cependant, au cous des ans, la diminution des artisans et petits patrons qui y avaient adhéré, sa composition de plus en plus ouvrière l’avaient rapprochée du socialisme. Dès 1893, ses status se réclameront de la social-démocratie et, en 1901, elle adhérera collectivement au Parti socialiste, au sein duquel elle conservera, jusqu’à la première guerre mondiale sa propre organisation.
Comptant des sections jusque dans les plus petites bourgades et, de ce fait, en contact étroit avec la population ouvrière rurale, laquelle représentait une forte proportion de la classe ouvrière suisse, le Grutli était contre un appel à cesser le travail le 1er mai. C’était, à ses yeux, courir à l’échec.
Cette attitude était encouragée par les démocrates, parti de gauche représenté principalement à Zurich et dans les cantons de la Suisse orientale, qui s’alliait généralement aux socialistes lors des élections et dont un certain nombre de membres et même de dirigeants appartenaient au Grutli. Leurs journaux mèneront campagne contre la cessation du travail le 1er mai ; une telle manifestation, à leurs yeux, s’apparentait aux insurrections des premiers temps du mouvement ouvrier et devenait inutile par suite de l’instauration et du développement de la démocratie ; le bulletin de vote avait remplacé le fusil ; élections, initiatives, referendum et pétitions étaient des armes beaucoup plus efficaces pour avancer dans la voie de la réforme sociale que l’interruption du travail et les cortèges.
Les syndicats, encore faibles, étaient divisés ; la plus grande fédération, celle des ouvriers métallurgistes, refusa de se prononcer, laissant ses organisations locales arrêter librement leur attitude. Les membres du Parti social-démocrate de Suisse, dont beaucoup étaient également adhérents du Grutli, étaient partagés. Leurs réticences furent encore renforcées par une décision des socialistes allemands, qui jouissaient d’une grande autorité morale auprès de leurs camarades suisses : la députation nouvellement élue au Reichstag, craignant les troubles que pourrait entraîner l’arrêt du travail et leurs répercussions sur l’échéance prochaine des lois antisocialistes,déconseilla le chômage du 1er mai là où cela pourrait donner lieu à des conflits.
Mais cette tendance se heurta à la vigoureuse réaction d’Albert Steck. Ce patricien bernois, avocat et journaliste radical, avait évolué et s’étaitrallié au socialisme dont il avait essayé, d’une manière originale, d’adapter les principes aux réalités nationales de la Suisse. C’est lui qui est le véritable fondateur du Parti social-démocrate de Suisse, dont il avait rédigé le programme, en 1888, redonnant vie aux quelques groupes qui végétaient depuis plusieurs années. Dans son petit journal, Der Schweizerische Sozialdemokrat, il va mener une véritable campagne en faveur du Premier Mai chômé. Pour lui, l’essentiel dans la manifestation, c’est l’arrêt volontaire du travail, qui constitue, de la part de la classe ouvrière, « un libre acte de volonté à l’égard de la domination des employeurs », la preuve qu’elle a le désir d’être libre, qu’elle est décidée à préparer sérieusement son auto-émancipation. Alors que Jakob Vogelsanger, l’un des principaux dirigeants du Grutli et, dès l’automne 1890, le premier conseiller national socialiste, prétendait que le plus important ne serait pas les démonstrations qui seraient faites ici ou là mais les réunions que l’on tiendrait le soir du 1er mai et où l’on exposition posément les arguments en faveur de la journée de huit heures, Steck insistait au contraire sur le caractère fondamental de la manifestation de rue.
Certes, reconnaissait-il, les ouvriers s’exposeraient à un renvoi ; mais, plus ils seraient nombreux à chômer, plus le risque diminuerait ; d’ailleurs, n’était-ce pas la caractéristique même du capitalisme, que le salarié dépende entièrement de son employeur ? Celui-ci se gênait-il pour le licencier au premier ralentissement des affaires, comme chaque ouvrier en avait l’expérience ? Ne vallait-il pas la peine, une fois dans l’année, pour affirmer sa volonté d’émancipation, de courir le risque d’un renvoi ?
Les classes dirigeantes ne s’étaient pas gênées pour imposer à tous leurs commémorations politiques et leurs fêtes religieuses ; pourquoi la classe ouvrière ne pourrait-elle pas, une fois par an, prendre l’initiative d’un jour chômé ? « Un jour de fête introduit par la classe ouvrière elle-même porte incontestablement en lui un grand moment moral et culturel, par le fait que beaucoup plus que tout autre moyen, il sera apte à implanter et à développer la conscience de soi et la conscience de classe des travailleurs salariés et à les convaincre qu’ils constitueront une puissance non négligeable dans la vie politique (au sens actuel du terme) et économique des Etats et des peuples, pour autant qu’ils le veuillent sérieusement, - une puissance dont les paroles devront être suivies et les désirs satisfaits, dans l’intérêt du peuple tout entier ».
Des militans, des sections isolées du Grutli se rallièrent aux vues de Steck. Incontestablement, son argumentation concernant le droit, pour les ouvriers, d’avoir, une fois dans l’année, leur propre jour férié fit mouche et sera reprise par divers correspondants.
L’intérêt de cette polémique, c’est qu’à travers les propos des uns et des autres, se dessinent les conceptions opposées que l’on se faisait du Premier Mai : simple réunion traditionnelle pour introduire des réformes sociales, comme le voulaient les démocrates et les Grutléens, ou manifestation de rupture, affirmant la radicalisé de la revendication socialiste et son exigence d’une société fondamentalement différente. Comme on le verra par la suite, sous des formes diverses, cette divergence se manifestera à plus d’une reprise.
L’approche du 1er mai n’intéressait pas seulement les socialistes mais l’ensemble de l’opinion publique. Si, en divers pays, gouvernements et classes dirigeantes redoutaient des désordres et prenaient des mesures répressives, l’atmosphère était très différente en Suisse, où la démonstration n’était pas perçue par la bourgeoisie et les autorités comme une atteinte à l’ordre établi. Certes on sent bien, ici ou là, une certaine inquiétude latente, mais il s’agit plus d’une vague psychose venue des Etats voisins que d’une crainte réelle. La presse non socialiste ironise, marque son scepticisme et minimise par avance la portée de la journée en affectant de n’y voir qu’une manifestation de plus, analogue à celle du 18 Mars et aux cortèges occasionnels. La date fatidique passée, les mêmes journaux, comparant les heurts qui s’étaient produits en d’autres pays et le calme des manifestations en Suisse, se plairont à voir, dans cette tranquillité, l’heureux effet des libertés démocratiques et du civisme de la population.
Cependant les autorités locales avaient souvent pris quelques précautions et, le 21 avril, le procureur général de la Confédération avait envoyé une circulaire aux polices cantonales pour leur demander un rapport sur la journée. Grâce à une indiscrétion, ce document parvint aux mains des socialistes, qui le publièrent dans leurs journaux et en profitèrent pour reprendre leur campagne contre l’institution toute récente (1889) du ministère public fédéral, sur lequel il faut, ici, s’arrêter quelque peu.
Les socialistes contre le procureur général de la Confédération.
Jusqu’en 1889, la Confédération s’était bornée, dans les cas, assez rares où une affaire l’exigeait, à nommer un procureur ad hoc, pour quelques mois. A la suite de divers incidents, l’Empire allemand, mécontent de l’asile qu’offrait la Suisse aux socialistes qu’il pourchassait, provoqua une véritable crise des relations entre les deux pays. Pour l’apaiser, le conseiller fédéral Numa Droz estima, en 1889, qu’il fallait « prévenir tout nouveau prétexte à une réclamation en organisant d’une manière plus serrée notre police politique ». D’où, sur proposition du Conseil fédéral, le vote d’une loi instituant, à titre permanent, un procureur général de la Confédération, chargé non seulement de fonctions judiciaires, mais aussi administratives : par l’entremise des polices cantonales, il dirigeait la surveillance politique des étrangers. Plus tard, Bismarck déclarera à une journaliste : « Je n’ai poursuivi qu’un but, celui d’obtenir de la Suisse qu’elle veillât elle-même sur les menées des socialistes internationaux, pour nous débarrasser de cette besogne /…/. J’ai réussi au delà de mes espérances puisque la Suisse s’est organisée dans le sens que je désirais ».
Face à une opinion attachée aux valeurs démocratiques et hostile au principe même d’une police politique, considérée jusqu’alors comme l’apanage des régimes despotiques, les autorités expliquèrent que la surveillance ne s’exercerait pas sur les citoyens suisses mais seulement sur les étrangers, et, chez ceux-ci, plus particulièrement sur les anarchistes, les provocateurs et les mouchards entretenus par les polices étrangères en Suisse. Comme beaucoup d’organisations ouvrières réunissaient à la fois des Suisses et des étrangers, il était inévitable que l’espionnage de leurs assemblées touche également les citoyens suisses qui y assistaient.
C’est ce que firent aussitôt remarquer les socialistes qui, par la suite, purent, grâce à quelques indiscrétions, montrer que la surveillance policière s’exerçait également à l’égard de militants suisses. Et les historiens, qui, aujourd’hui, ont accès aux dossiers, confirment pleinement ces accusations. « La Suisse sur la voie de l’Etat policier ? », tel est le titre que l’un d’eux, le professeur Erich Gruner, a donné au chapitre où, dans son dernier ouvrage sur le moment ouvrier, il se penche sur l’activité du procureur général de la Confédération de 1889 à 1914.
Le tout jeune Parti socialiste, reconstitué en 1888, avait aussitôt lancé un referendum contre la loi sur le ministère public fédéral, sans réussir à réunir le nombre de signatures voulu. Par la suite, lors de la publication de la circulaire concernant le Premier Mai 1890 comme en beaucoup d’autres occasions, le Parti socialiste ne manqua pas de dénoncer le mouchardage policier dirigé par le procureur général.
Les manifestations du 1er mai 1890.
Mais revenons à la préparation du 1er mai. On se rappellera que le congrès de Paris, en 1889, avait chargé les délégués suisses d’éditer un petit bulletin, La Journée de Huit Heures. C’est le comité formé pour cela qui prit l’initiative de lancer un appel « Aux ouvriers et ouvrières de Suisse », pour les inviter à se joindre à la manifestation internationale. Sans édicter de prescriptions quant à la forme même de la démonstration, les auteurs demandaient d’en organiser partout où existait ne fût-ce qu’une seule organisation ouvrière. Là où on le pouvait « sans grandes difficultés », on interromprait le travail durant toute la journée ou pendant quelques heures ; là où les organisations étaient assez fortes, on organiserait des cortèges, des fêtes. Si rien de cela n’était possible, on tiendrait au moins une réunion au cours de laquelle on ferait adopter une résolution allant dans le sens de celles du congrès de Paris.
Le comité insistait sur la situation particulière de la Suisse et sur les obligations qui en résultaient. D’abord, c’étaient ses délégués à Paris qui avaient été chargés de veiller à l’application des décisions du congrès international ; les travailleurs devaient se montrer à la hauteur de cet honneur et de cette marque de confiance. En matière de législation sur la protection du travail, la Confédération était en avance sur d’autres Etats ( en 1890 !) ; elle était favorable à une législation internationale en ce domaine. Aussi les organisations ouvrières se devaient-elles d’appuyer ces efforts par un soutien massif à la revendication de la journée de huit heures. Celle-ci, outre les raisons valables pour tous les pays, était doublement nécessaire en Suisse. D’abord, en améliorant l’état de santé des populations ouvrières, elle favoriserait la défense du pays. Ensuite, par les loisirs qu’elle donnerait aux salariés, elle permettrait une participation plus active de ceux-ci à la vie politique ; comme les travailleurs constituaient la majorité des citoyens, cela permettrait de « résoudre la grande question sociale d’une manière juste et, avant tout, par la voie pacifique ».
L’appel laissait subsister les divergences quant à la question du chômage volontaire et du caractère à donner à la manifestation. D’où les solutions différentes que l’on adopta, d’une localité à l’autre. Au sein du comité d’organisation de Zurich, qui réunissait une quarantaine de sociétés ouvrières, on frôla la scission : le principe de la suspension du travail et du cortège fut adopté par une majorité de socialiste allemands et suisses ainsi que de délégués des syndicats, en partie de nationalité allemande. Mais, devant l’opposition résolue des représentants du Grutli, les « internationaux », comme les nomme un rapport de police, durent céder et une commission de conciliation décida de renoncer au cortège avec fanfares et drapeaux : on doutait de son succès et l’on voulait éviter d’afficher publiquement sa faiblesse à la veille des élections cantonales. Aussi mit-on l’accent sur une fête populaire où les différentes associations pourraient se rendre en cortèges particuliers, si elles le désiraient , et où alterneraient discours et réjouissances diverses. Elle serait suivie, en fin de journée, d’un meeting sur une place de la ville.
Le 1er mai, en début d’après-midi, un cortège de 500 à 550 personnes, en majorité allemandes, se forma néanmoins, vers le Central, et, précédé d’un drapeau rouge portant la devise « Liberté, Egalité, Fraternité », gagna le Bürgli, dans le quartier de l’Enge, où se tenait la fête et où, entre les participants et les nombreux curieux, c’étaient quelque 4’000 peronnes qui s’étaient rassemblées. Elles y avaient été rejointes par 120 manifestants, venus d’Oerlikon avec drapeaux et fanfare. Vers six heures du soir, le cortège se forma, avec cette fois au moins 1’500 personnes, pour gagner le centre de la ville, par le Bleichenweg, la Bahnhofstrasse, le quai de la Limmat ; sur la place de l’ancienne Tonhalle, un discours de Robert Seidel sur la journée de huit heures conclut la manifestation. Tout s’était passé dans le calme et les mesures préventives prises par le commandant de la police cantonale s’étaient avérées inutiles. Il l’avait d’ailleurs prévu, écrivant, le 24 avril déjà : « Pour autant que je sois informé, toute la classe ouvrière s’honore de montrer, le 1er mai, qu’elle est disciplinée ».
A Bâle, l’Union ouvrière (Arbeiterbund) n’avait pas appelé à cesser le travail, se bornant à convoquer les ouvriers à sept heures et demie du soir, à la Totenplatz, pour un cortège aux flambeaux et aux lampions. Mais, à la suite d’un fâcheux malentendu, toute une partie du défilé, fort de 700 personnes, avec 25 drapeaux, ne s’arrêta pas à la Peterplatz, où était prévu un meeting, mais continua directement sa route jusqu’à la Burgvogtei, la salle habituelle des organisations ouvrières, à la Rebgasse, où la soirée devait se terminer par une fête. L’orateur, Wullschlegger, dut se contenter de quelque 200 auditeurs, la queue du cortège, arrêtée à temps, et les nombreux badauds accourus. Il reprendra d’ailleurs la parole à la Burgvogtei.
Comme on pouvait s’y attendre à la suite de la campagne d’Albert Steck, c’est Berne qui connut la manifestation la plus imposante. « Les ouvriers bernois, par leur attitude intrépide et décidée le 1er mai, ont prouvé que, lorsqu’il le faut, ils sont en état de marcher en tête de toute la classe ouvrière suisse. Ce que Zurich et Bâle n’ont pas osé, Berne l’a fait et son audace à payé », écrira fièrement le Schweizerische Sozialdemokrat, qui ajoutait que la ville n’avait jamais vu, un jour ouvrable, un tel défilé. Les comités de l’ensemble des sociétés ouvrières avaient lancé un appel demandant impérativement de cesser le travail, au moins pour quelques heures sinon toute la journée. Le cortège, fort de 1’200 à 2’000 participants, rassemblé au début de l’après-midi sur la place de la Grenette (Kornhausplatz), avait défilé dans toute la ville, avant de gagner le Bierhübli, dans un quartier extérieur nord (vers l’Engestrasse), où se tenait le meeting, suivi de quelques productions chorales. A six heures, retour en cortège vers la ville. Le soir, à huit heures, réunion familière dans la salle du Métropole.
Le défilé de Berne mérite quelque attention car, plus nettement qu’en d’autres villes, on y trouve des éléments origimaux qui, par la suite, seront repris ailleurs et s’intégreront à la tradition du Premier Mai telle qu’elle s’est maintenue jusqu’à nos jours. Les participants se groupent par syndicats ou associations, avec leurs drapeaux respectifs ; ils sont généralement endimanchés mais, parfois, quelques-uns, en tête de leurs camarades, portent les vêtements et outils caractéristiques de leur métier. Des militants, à la cocarde noire et rouge, assurent le bon ordre. On marche au pas, au rythme de quelques fanfares et tambours. Quelques écriteaux et transparents déjà ; en faveur de la journée de huit heures, mais aussi sur d’autres objets plus immédiats. Et certains font preuve de quelque fantaisie : une grande caricature représente le colonel Scherz, à cheval, et invite à ne pas voter pour lui, lors des élections du Grand Conseil, le dimanche suivant. Au cours de l’hiver, n’avait-il pas, en tant que directeur de la police municipale, pris des mesures répressives contre les typographes en grève ? Les relieurs portent la maquette d’un immense registre sur lequel on lit : « Rapport sur le 1er mai 1890 à l’intention du Procureur général de la Confédération ». En tête du cortège, un immense drapeau rouge, avec l’inscription : « Code des droits de l’homme ». A la Chaux-de-Fonds, on avait renoncé à chômer toute la journée, exception faite de quelques petits ateliers dont les patrons étaient bien disposés à l’égard du mouvement ouvrier. « Nous sommes et voulons être avant tout des gens raisonnables. Nous savons qu’on ne fait pas facilement une révolution compète dans les mœurs et les coutumes d’une population », écrivait Walter Biolley, le rédacteur de la Sentinelle, le journal ouvrier.
Néanmoins on prévoyait un cortège à cinq heures, avant la fin du travail, « parce que ce serait un non-sens de s’astreindre à un labeur de onze heures, le jour où l’on entend manifester pour la journée de huit heures ». On quitterait donc l’atelier à quatre heures et demie, après avoir fait ses huit heures.
Depuis quelque temps, des « placards-transparents » apposés sur les portes et les fenêtres de la Sentinelle, modifiés chaque jour, annonçaient la manifestation. Le matin même, un appel en français, allemand et italien fut largement distribué. Malgré la pluie, le cortège dont les rangs se garnirent en cours de route regroupa probablement 5 à 600 personnes (les évaluations vont de 250 à 1’500 !) et parcourut les rues principales jusqu’au Temple, que la commune mettait à disposition pour les réunions publiques.
Zurich, Bâle, Berne, La Chaux-de-Fonds, quatre types de manifestations, uniques dans leur inspiration, mais de nature différentes. Ce ne sont pas les seuls, toutefois, tant la diversité du pays, les degrés d’évolution du mouvement ouvrier, la variété des situations sont grands, d’un endroit à l’autre.
A Genève, où ne s’était pas encore formé un véritable parti socialiste et où les organisations politiques ouvrières demeuraient sous la coupe du radicalisme bourgeois, le 1er mai voit une véritable scission entre l’élément « international », formé de socialistes allemands, suisses (en grande partie alémaniques), d’étudiants russes et balkaniques et, de l’autre côté, la masse des organisations ouvrières. Celles-ci renoncent à tout cortège et se bornent à convoquer un meeting, à huit heures du soir, au Bâtiment électoral (démoli à la suite d’un incendie vers 1960, remplacé aujourd’hui par Uni-Dufour).
Les « internationaux », tout en décidant d’assister, eux aussi, à la réunion du soir, avaient placardé une affiche en français et en allemand appelant le prolétariat à considérer « la journée du 1er mai comme un jour férié » et à se rassembler, à neuf heures du matin, pour se rendre en cortège dans une auberge campagnarde proche de la ville, à Florissant, où se tiendrait une « matinée internationale ». Bien peu nombreux furent ceux qui répondirent : 74 hommes et 30 femmes, à en croire la Tribune de Genève, Russes, Bulgares, Serbes, Polonais, Roumains, en grande partie étudiants de l’Université, quelques Italiens et Tessinois, des Allemands, moins nombreux qu’on ne s’y serait attendu, et les quelques membres que le Parti social-démocrate de Suisse comptait à Genève. Jeux et distractions diverses, ponctués de quelques discours, occupèrent les participants jusque vers cinq heures et demie ; ils reformèrent alors un cortège de quelque 120 personnes pour regagner la ville, derrière quelques drapeaux, dont l’un, rouge, avec l’inscription : 1er Mai 1890.
Le soir, quelques syndicats se rendirent en cortège de leur local au Bâtiment électoral, où, dans une salle pleine à craquer, les orateurs eurent quelque peine à se faire entendre, à cause du brouhaha, des bancs s’effondrent sous le poids de ceux qui y étaient grimpés pour mieux voir.
Tant l’avocat socialiste de Berne Aebi, qui parlait en allemand, que Georgs Favon durent abréger.
C’est en effet au chef du Parti radical que les organisations ouvrières de Genève avaient fait appel pour le discours principal.
Cette initiative, qui surprendra le lecteur d’aujourd’hui, mérite quelques explications. Si, en Suisse alémanique, à Zurich particulièrement, le parti radical représente essentiellement les milieux de l’industrie et de la finance, en Suisse romande, il était demeuré beaucoup plus proche de ses origines et était très lié au monde de la petite industrie et de l’artisanat. Contre les anciennes familles de l’aristocratie à Genève et à Neuchâtel, contre le conservatisme protestant qu’elles incarnaient, il se proclamait le défenseur des petites gens, l’avocat des ouvriers et des petits patrons contre la banque et l’oligarchie financière. Il y avait, bien sûr, des divergences et des tiraillements, au sein de ce parti « interclassiste », mais la tendance sociale, voire même socialisante, incarnée principalement par le conseiller national genevois Georges Favon, réussira à se maintenir jusqu’au début du vingtième siècle. C’est ce qui explique la forte emprise du radicalisme dans les milieux ouvriers romands et les difficultés auxquelles se heurteront les socialistes pour constituer un parti distinct, séparé du radicalisme. L’appel à Georges Favon comme orateur du 1er mai s’explique également par son action en faveur d’une législation internationale du travail ; en 1887, avec le conseiller national grison Caspard Decurtins, un catholique social, il avait déposé une motion invitant le Conseil fédéral à entreprendre des démarches en ce sens auprès des autres Etats. Et la Suisse, qui, en matière de lois sociales, était alors à la tête des Etats européens, allait donner suite à la motion en préparant une conférence internationale. « Nous, Suisses, habitants d’une terre libre, privilégiés sous tous les rapports, nous serions inexcusables de ne pas marcher au premier rang dans cette noble course à la conquête de la justice et du droit », affirma le leader radical dans son discours du 1er mai. Certes, il aurait préféré un objectif plus immédiat que celui des huit heures : législation sur le travail des femmes et des enfants, par exemple. « Toutefois, si ceux qui ont préféré la journée de huit heures ont voulu fixer aux socialistes de tous les pays un but lointain, mais précis, auquel on pût marcher par une série d’étapes successives aussi modestes qu’il le faudra, assurant ainsi pour longtemps la convergence des efforts, si tel a été leur dessein, ils ont réussi ».
Et sa présence à la manifestation internationale du Premier Mai marquait sa volonté de travailler, en commun avec les organisations ouvrières, à un perfectionnement des instutions démocratiques par le moyen de réformes sociales.
Cette participation de personnalités non socialistes se retrouve en quelques autres endroits. A Fribourg, le Cercle des travailleurs avait convoqué pour le soir, « au son de la cloche », une assemblée dans la salle de l’Auberge de la Grande Place. Organisation ouvrière mais non socialiste, le cercle était plutôt de tendance radicale. Sa réunion du 1er mai, même sans chômage et sans cortège, avait attiré quelque 300 personnes. Georges Python, l’homme d’Etat catholique conservateur, membre du gouvernement et conseiller national, y assistait, avec un de ses amis, Repond. Tous deux intervinrent dans la discussion, recueillant les applaudissements de l’assemblée. Manœuvre habile : en se conciliant ainsi la sympathie des ouvriers, les deux politiciens catholiques essayaient de supplanter leurs adversaires radicaux qui, traditionnellement, s’appuyaient sur le Cercle.
A Binningen (Bâle-Campagne), où une fête avait été organisée le soir, en commun avec les sections du Grutli d’Allschwil et d’Oberwil, localités voisines, c’est l’animateur du mouvement Frei-Land pour la réforme foncière, Johann Fridrich Schär, professeur de collège à Bâle, qui développa ses thèses : pour combattre les maux du capitalisme, il fallait, par l’étatisation des créances hypothécaires, transférer progressivement la propriété du sol à la collectivité. Ce programme du Frei-Land, qui jouit d’une certaine popularité à cette époque, avait l’avantage d’unir les revendications ouvrières et paysannes. Un autre orateur parla de la journée de huit heures, faisant l’éloge du radical bâlois Emil Frey, futur conseiller fédéral, pour son action en faveur d’une législation internationale sur le travail. Même manifestation à l’autre bout du demi-canton, à Waldenburg, où s’exprima un autre représentant du Frei-Land.
A Kriens, dans le canton de Lucerne, ce sont deux députés, patrons d’une fabrique de l’endroit, qui, le soir, portent la contradiction aux organisateurs de la partie réunion.
Mentionnons encore les manifestations d’un certain nombre de villes qui se tinrent le soir, avec parfois des cortèges avant le meeting, à Lausanne, Schaffhouse, Bienne, Winterthur… Cependant, dans la plupart de ces agglomérations, les ouvriers de certaines professions, de certaines fabriques tinrent néanmoins à ne pas travailler, tels ces verriers et tailleurs de Winterthur qui consacrent leur après-midi à une excursion, ou ces fondeurs de Frauenfeld qui ont obtenu que leur atelier ferme l’après-midi et qui, au nombre d’une quinzaine et au son d’un harmonica, gagnent une auberge des environs.
Dans la ville de Saint-Gall, certains métiers chôment dès le matin, d’autres l’après-midi seulement. Un meeting à trois heures et demie rassemble quelque 800 personnes de 21 associations dans la salle de concert St-Leonhard, où elles écoutent le tailleur Emil Beck, membre du comité de l’USS, venu à Zurich. A cinq heures et demie, défilé en ville, fanfare en tête. Mais c’est le soir que se déroule la démonstration principale avec un cortège aux flambeaux qui parcourt les rues principales jusqu’au Schützengarten où le dirigeants du Grutli et homme politique saint-gallois Heinrich Scherrer s’adresse à la foule. A en croire un rapport de la gendarmerie, ces manifestations n’auraient réuni que les membres des organisations ouvrières, eux-mêmes en majeure partie étrangers, et n’auraient attiré que très peu d’inorganisés.
A Lucerne, l’interruption du travail est plus rare ; mais une annonce a paru, invitant ceux qui voulaient chômer à se réunir l’après-midi ; une soixantaine de personnes, dont beaucoup d’étrangers, défilent en ville derrière les drapeaux de deux ou trois syndicats. Cinquante ans plus tard, l’ancien conseiller national J. Mattenhofer se rappellera avoir été du cortège, malgré son patron qui l’avait menacé de renvoi s’il s’absentait pour prendre part au « tumulte ». Malgré leur effectif réduit, les manifestants s’étaient trouvés néanmoins plus nombreux qu’ils ne l’avaient escompté « N’avez-vous pas eu honte de faire ainsi le tour de la ville avec ces étrangers ? » Apostrophé en ces termes par son patron, le lendemain, le jeune Mattenhofer rétorqua : « Non, au contraire, j’aurais eu honte de ne pas l’avoir fait », ajoutant qu’il était un libre Schwytzois qui n’entendait pas se laisser priver du droit de manifester sa solidarité avec ses collègues de travail. Impressionné par la fermeté du jeune homme, et peut-être aussi par la liste des commandes en cours, le patron ne mit pas sa menace à exécution.
Le soir du 1er mai, devant 350 personnes rassemblées dans la salle du théâtre, Conzett avait fait un exposé sur la journée de huit heures, que le Luzerner Volksblatt jugea très modéré et de nature à être approuvé par n’importe quel politicien catholique social ou philanthrope.
Comme on le voit, ce premier Premier Mai en Suisse avait pris, selon les endroits, un caractère très différent. Arrêt du travail durant toute la journée ici, démonstration après la sortie des ateliers là, cortège à travers les rues et meeting sur une place dans certaines villes, simple conférence dans l’arrière-salle d’un café ailleurs, on trouve, entre ces extrêmes, toutes les formules. Et cela dans l’ensemble du pays, et pas seulement dans quelques grandes villes. Le procureur général de la Confédération, qui a recensé toutes les manifestations jusqu’aux plus modestes, en a compté dans 34 localités réparties dans toute la Suisse à l’exception du Tessin, du Valais, d’Uri, Schwyz et Unterwald. Succès donc quant au nombre et à l’ampleur des démonstrations. Mais, si celles-ci sont diverses, elles n’en conservent pas moins une certaine unité.
Toutes se font au nom, de la journée de huit heures, que les auteurs justifient par une argumentation que nous connaissons bien : l’augmentation de la productivité due au progrès technique permet un abaissement de la durée du travail ; cet abaissement se traduirait par un travail de meilleure qualité ; il créerait de nouveaux emplois pour les chômeurs. Enfin, on ne manquait pas de souligner la grande valeur culturelle et éducative qu’aurait la réduction des heures de travail : cela permettrait enfin à l’ouvrier de lire, de se cultiver, de s’adonner à des loisirs instructifs, de participer plus activement à la vie politique, de s’occuper de ses enfants…Beaucoup des résolutions qui seront votées le 1er mai 1890, si elles si elles demandent bien la journée de huit heures comme objectif final réclament pour l’immédiat celle de dix heures
Autre caractéristique. Communs à ces manifestations : tous ont le sentiment de participer à un vaste mouvement, qui s’étend à l’ensemble du monde. Même dans les plus petites localités, on sait que si l’on n’est pas nombreux sur place, ce sont par centaines de milliers et par million qu’au même moment, les travailleurs manifestent, dans tous les pays industrialisés. Les échos de la journée et son renouvellement les années suivantes ne feront que renforcer ce sentiment d’appartenance à la solidarité.
Premier mai ou premier dimanche de mai ?
En effet, bien que le congrès de Paris n’eût prévu qu’une seule démonstration en 1890, l’Arbeiterstimme, dans son appel relevait que, si cette année, on ne célébrait le premier mai qu’à moitié, c’était une manière de le sanctifier pour que « nous tous promettions solennellement de le célébrer entièrement à l’avenir ». Dans son enthousiasme le Scheizerische Sozialdemokrat du 3 mai 1890 prévoyait déjà, pour l’année suivante, un cortège « kolossal ». Et, en 1891, Steck écrira même que dans le cas peu probable, où le congrès international de Bruxelles, prévu pour l’été, déciderait de supprimer le 1er mai, lui Steck, demanderait son maintien en Suisse !
Se posait à nouveau la question du chômage volontaire, mais dans des termes quelque peu différents. Les adversaires de celui-ci par l’intermédiaire des socialistes d’Allemagne, proposait de repousser la manifestation au premier dimanche de mai, le 3. Quant aux partisans du vendredi 1er, les succès qu’ils avaient remportés en 1890 avaient considérablement renforcé leur influence.
Dès janvier 1891, l’Arbeiterstimme, dans son bilan de l’année écoulée, relevait que le 1er mai 1890 avait entraîné une reprise des revendications en faveur de la diminution de la journée de travail : celle de dix heures étaient étendue à de larges secteurs de l’industrie et de nombreuses fabriques s’apprêtaient à l’introduire en 1891. Aussi le journal appelait-il à chômer toute la journée du 1er mai et à en avertir poliment, mais fermement les patrons. Il proposait également de signer, ce jour-là une pétition demandant aux chambres fédérales de réviser la loi sur les fabriques pour y abaisser la durée maximum du travail de onze à dix heures par jour. « Ainsi le 1er mai doit être célébré dans la république des Alpes. Nous ne voulons et ne pouvons pas rester en arrière des autres pays dont les partis ouvriers ont célébré, l’année dernière déjà le premier mai comme jour férié et qui dans leur congrès, ont décidé de faire de même cette année »
Les 24 et 25 janvier 1891, 173 délégués (dont deux femmes) des syndicats du parti socialiste et du Grutli, réunis dans la grande salle du Schwannen, à Zurich, débattirent de diverses questions, dont celle du 1er mai. Auparavant le Comité de l’USS avait décidé de ne pas prendre position sur ce point et de laisser la liberté de vote à son représentant à la rencontre Conrad Conzett. Celui-ci s’était déjà prononcé publiquement dans les colonnes d’un petit journal qu’il publiait à Zurich. Il redoutait que vu la crise économique et le chômage, le patronat ne profitât de l’occasion pour licencier les manifestants à dire les militants du mouvement syndical et socialiste. Or, avait-il écrit le 1er mai n’avait pas pour but de montrer à la bourgeoisie que les ouvriers organisés avaient le curage de cesser le travail ce jour-là, mais d’enseigner aux masses indifférentes les avantages d’une diminution généralisée de la durée du travail. Or ces masses ne sauraient être touchées l’après-midi du vendredi 1, quand elles seraient à l’atelier ; elles ne pouvaient l’être que le soir, ou mieux encore, le dimanche 3 mai.
Mais le vendredi 1er avait la faveur des délégués et, peut être par manque de temps, l’opposition de Conzett paraît avoir été assez faible. La majorité se prononça en faveur d’un premier mai chômé. Le matin serait consacré à des discussions, l’après midi à la joie. Et l’on signerait une pétition en faveur de la révision de la loi sur les fabriques.
Le Grütlianer déplora cette décision : c’était oublier que la Suisse ne comptait pas que des grandes villes, où la manifestation était bien plus facile que dans les innombrables bourgades et villages industriels où, justement, le Grutli avait la plupart de ses sections. Vouloir ainsi faire entrer l’ensemble du mouvement ouvrier dans un modèle élaboré par les grandes villes revenait à lancer un mot d’ordre qui ne pourrait être suivi en dehors de celles-ci.
Schématisme abstrait ne tenant aucun compte des conditions réelles, autoritarisme imposant des décisions qui ne correspondaient nullement aux réalités concrètes, ces accusations se succèdent dans les colonnes du Grütlianer qui, en un jeu de mot intraduisible dur le nom de Steck, dénonça la façon dont le parti socialiste voulait « Tout se subordonner et forcer le Grutli à entrer avec armes et bagages dans ses schémas »
D’autres arguments nous révèlent les obstacles concrets auxquels pouvait se heurter la célébration du 1er mai : Il tombait cette année là , en une période particulièrement riche en jours en jours fériés : Pâques , Ascension, fêtes religieuses locales, anniversaires patriotiques :(les grutléens de Glaris mentionnent le 9 avril, anniversaire de la bataille de Näfels, en 1388). La très grande majorité des ouvriers étant payés à la pièce, à la tâche à l’heure ou à la journée, cela diminuerait d’autant leur revenu et ne les inciterait pas à sacrifier encore celui du 1er mai . Du vendredi saint au lundi de Pentecôte, cela fait déjà quatre jours et demi fériés, soit une perte de 15 à 20 fr., calcule un correspondant de Thoune.
En outre dans un certain nombre de régions rurales, le 1er mai avait déjà sa propre signification, liée à de vieux rites agraires évoquant le renouvellement de la nature ; il était marqué par de vieilles coutumes qui s’exprimaient en des manifestations très diverses. Aussi avait-on souvent pris cette date, comme en Amérique pour le renouvellement des baux et des locations. D’où la critique de certains correspondants du Grütlianer, à Thoune, à Wintherthur en Argovie… : comment peut on demander à l’ouvrier de la campagne de sacrifier son salaire le jour même où il doit verser le loyer semestriel ou annuel dont il a eu les plus grandes peines à réunir le montant ? Il en va de même du petit paysan. Avec quels sentiments considérera t il les ouvriers qui fêtent joyeusement le 1er mai alors que pour lui, cette date est justement celle où il doit payer l’intérêt des hypothèques qui grèvent sa maigre propriété ? Son ressentiment ne risque t il pas de se manifester lorsqu’une loi favorable aux ouvriers sera soumise au vote populaire ?
L’argumentation nous montre combien le Grütli, à cause de son enracinement rural, était sensible aux problèmes de la paysannerie. C’était l’époque où celle-ci, ayant subi de plein fouet une longue crise agricole européenne, avait le sentiment d’avoir été abandonné et sacrifiée aux intérêts de l’industrie par les politiciens radicaux qui, en beaucoup d’endroits, l’avaient représentée jusqu’alors Aussi commençait elle à former ses propres organisations, en Suisse orientale, à Bâle campagne. Certains leaders socialistes et grutléens espéraient tirer parti de cette crise de confiance du monde agricole pour se le concilier et auraient souhaité constituer un front commun ouvriers paysans contre la bourgeoisie industrielle. Ce sera un échec, mais c’est probablement cette visée politique qui explique pour une part, chez certains le souci de ne pas faire coïncider les joyeuses manifestations d’un premier mai avec le douloureux « moving day » helvétique du locataire rural ou du paysan accablé d’hypothèques.
Cependant ces arguments ne suffisaient pas à freiner l’ardeur des partisans d’un véritable Premier Mai. Comme on peut le deviner Albert Steck avait applaudi aux décisions de l’assemblée de Zürich Pas plus que les dirigeants du Grutli, écrivait-il, je ne suis un salarié qui perdra le gain de sa journée ou peut être même sa place à la suite de la célébration du 1er mai. Comme l’année précédente, il insistait sur l’importance de cette arrêt volontaire du travail : il s’agit d’un jour de congé des ouvriers, décrété par les travailleurs eux-mêmes ; il ne peut être remplacé par aucune des démonstrations habituelles des fêtes bourgeoises, ni par celles qu’ont peut faire n’importe quand. Le premier mai c’est « la fête internationale des travailleurs, le seul jour de l’année que la classe ouvrière se réserve, d’une façon libre et autonome ;en même temps c’est, revenant annuellement, le symbole et l’indice de sa lutte décidée pour son émancipation, pour sa libération par ses propres forces »
C’était cela l’essentiel ; ce que l’on ferait de la journée, ce qu’on y mettrait était secondaire ; si le congrès de Paris avait appelé à manifester pour la journée de huit heures et la diminution de la durée du travail, rien n’empêchait d’y adjoindre d’autres questions. Qu’on ne puisse pas partout célébrer le premier mai était une évidence ; mais on n’avait pas besoin de faire un manifeste pour le constater. D’ailleurs cette prétendue impossibilité ne dissimulait-elle pas, souvent, un simple esprit de renonciation ?
La campagne du Grütlianer en faveur du 3 mai constituait, aux yeux de Steck, un coup dur pour le mouvement ouvrier, et les adversaires de celui-ci en profitaient.
Le même argument se retrouve sous la plume de plusieurs correspondants. De son côté, l’Helvetische Typographia partira en guerre contre les « dissidents » du 3 mai qu’elle accusera d’avoir, par leur attitude, encouragé la résistance des patrons et nuit au déroulement de la manifestation. Et, en tête du numéro du 1er mai de l’organe des typographes, figurait le poème de Georg Herwegh « ose-le donc, un seul jour… » où le célèbre poète allemand, qui vécut longtemps exilé en Suisse (il est enterré à Liestal), appelait son peuple à oser enfin être libre, fût-ce un seul jour.
L’Arbeiterstimme s’était également prononcé pour le 1er : « La fête doit être un acte de volonté des travailleurs, car c’est seulement en tant que tel qu’elle a de la valeur. Le dimanche appartient de toute façon à l’ouvrier. Une fête ce jour-là ne constitue plus une démonstration contre les seigneurs du travail mais seulement une fête ouvrière traditionnelle /…/. Si la classe ouvrière suisse organisée n’a plus une force de volonté suffisante pour s’approprier un jour de l’année parmi les jours ouvrables afin d’en faire sa fête la plus importante, que l’on cesse alors de parler de la grande liberté du peuple des travailleurs suisses et des nombreux droits qui le distingueraient de celui des monarchies /…/. Même les ouvriers d’Autriche et de Hongrie célèbrent le Premier Mai le 1er mai, et les fils de Tell et de Winkelried n’oseraient pas le faire ? ».
Cette notion d’action autonome et indépendante, accomplie par l’ouvrier directement, cette idée de prendre un jour pour échapper à la contrainte du salariat et manifester ainsi sa volonté de liberté se retrouve également dans l’appel lancé par le Parti socialiste, le 13 février. A ses yeux, la revendication des huit heures montrait qu’on voulait, par la réduction de la durée du travail, fournir des emplois aux nombreux chômeurs recensés durant l’hiver 1890-1891. Mais, pour cela, il ne fallait pas transférer la manifestation le dimanche suivant ou dans la soirée du 1er : « La bourgeoisie capitaliste a aussi ses propres fêtes ; la classe ouvrière n’a-t-elle pas également le droit de se consacrer spécialement pour elle-même un jour de l’année, et cela, à la vérité, dans un but qui est pour le moins aussi noble que ceux des fêtes bourgeoises. La fête de mai n’a qu’une valeur morale que si, chaque année et d’une façon conséquente, elle est célébrée, le 1er mai même, par toute la classe ouvrière de la Suisse. La puissante impression sur le peuple et les autorités qui résulte d’une cessation générale du travail le 1er mai ne pourra que servir la juste cause des ouvriers ».
Le mot d’ordre des socialistes allemands : repousser la manifestation au 3 partout où il y aurait des difficultés ne s’appliquait nullement aux conditions de la Suisse ; d’ailleurs les travailleurs allemands sauraient bien agir comme il le fallait ; et ceux d’Autriche-Hongrie s’apprêtaient à cesser le travail. « La classe ouvrière en Suisse qui s’enorgueillit de posséder plus de droits que celle des Etats monarchistes doit-elle rester en arrière ? Non, encore une fois non ! Montrons que le peuple travailleur de la Suisse, aujourd’hui aussi, est encore capable de combattre avec dignité pour la liberté, l’égalité, la fraternité, comme l’on fait glorieusement ses ancêtres. »
Cet appel en faveur d’un « 1er mai jour de fête chômé (Feiertag) des prolétaires de tous les pays » connut un grand succès, car il répondait à un sentiment profond de l’ouvrier : celui de sa propre dignité, qui lui donnait le droit d’avoir, lui aussi, sa propre journée de fête. On remarquera également l’habileté avec laquelle on reprend un thème classique de la rhétorique officielle en se réclamant des glorieux ancêtres, les légendaires héros de la liberté. Alors qu’en réalité ceux-ci n’avaient lutté que pour l’indépendance de leurs communautés et pour imposer leur rude poigne aux populations voisines, on en fait les premiers champions des idéaux de 1789, pour lesquels lutte le socialisme de 1891.
Cette appropriation historique qui place ainsi la lutte des socialistes dans la lignée des fondateurs de la Suisse primitive, de Tell et de Winkelried, de la Révolution française et aussi des libéraux et radicaux créateurs de la Suisse moderne, en 1848, était tout à fait dans l’esprit d’Albert Steck, qui a probablement rédigé lui-même l’appel. Elle s’expliquait aussi par la prochaine célébration du 600e anniversaire du Pacte de 1291, sur laquelle nous reviendrons plus loin, car elle n’est pas sans rapport avec le 1er Mai.
L’appel du Parti socialiste répondait au sentiment des masses ouvrières et fut largement suivi. En beaucoup d’endroits où, en 1890, on avait attendu la sortie des ateliers pour manifester, on décida de cesser le travail dès le matin et d’organiser un cortège l’après-midi. Ce fut le cas de Bâle où l’Arbeiterbund, qui regroupait toutes les organisations ouvrières de la ville (Union ouvrière), adressa le 8 avril, une circulaire aux « fabricants, patrons et autres entrepreneurs », les informant des décisions de la réunion de Zurich et de la volonté des travailleurs bâlois d’y donner suite. Poliment mais fermement, on y expliquait aux patrons que les ouvriers avaient droit, eux aussi, à un jour à eux, pour le consacrer à la joie et à la propagande « pour une grande tâche culturelle ».
Berne, Lausanne, Zurich, Winterthur, Lucerne décidèrent également de chômer toute la journée du 1er mai. Les colonnes des journaux ouvriers, en mars et en avril, accueillent de nombreuses résolutions en ce sens, adoptées par des unions locales, des fédérations et groupes syndicaux, voire même quelques sections du Grutli. Inlassablement, ils reprennent, durant toute cette période, des mots d’ordre et des slogans en faveur du 1er Mai. « La Fête mondiale des prolétaires est vendredi 1er Mai. Ouvriers, préparez-vous ! », lit-on dans chaque numéro de l’Arbeiterstimme, en caractères gras, barrant tout le bas de la première page.
Le Premier Mai 1891.
Effectivement, dans presque toutes les villes, le 1er Mai se déroula bien le 1er et fut marqué par l’interruption du travail. Celle-ci est malheureusement impossible à évaluer : dans certains cas, c’est tout l’atelier qui ferme, dans d’autres seuls s’absentent ceux qui le veulent ; parfois c’est tout un métier qui chôme, alors qu’ailleurs la situation varie d’une fabrique à l’autre.
Seules les petites agglomérations de Bâle-Campagne et d’une partie de la Suisse orientale où les sections du Grutli jouaient un grand rôle préférèrent le 3 au 1er. Mais le 1er, lui, compta bien sûr nombre de solutions intermédiaires. A Fribourg, on n’appela à cesser le travail que l’après-midi ; à La Chaux-de-Fonds, on ne l’interrompit qu’après avoir accompli les huit heures, comme en 1890 ; à Neuchâtel, la manifestation se tint le soir. Il en alla de même à St-Imier où, pour la première fois dans le Jura bernois, à sept heures, un cortège de quelque 400 personnes parcourut les rues de la bourgade. L’Union ouvrière de Vevey-Montreux avait renoncé au chômage mais décidé que chacun de ses membres verserait la moitié de son salaire de la journée à la caisse de l’organisation. Un défilé et un meeting étaient prévus, le 1er au soir à Vevey et le dimanche 3 à Montreux !
A Bâle, la journée avait commencé par la diane, dans les quartiers ouvriers, parcourus par une quarantaine de personnes avec quelques tambours. L’assemblée à la Burgvogtei, à 10 heures du matin, n’avait attiré que peu de monde, mais l’après-midi, le défilé, évalué à quelque 450 personnes par les journaux bourgeois, eut plus de succès, encore qu’ils relèvent qu’il lui avait fallu former des rangs de trois personnes au lieu de quatre pour être un peu plus long !
A Berne, où le cortège se forma, à une heure de l’après-midi, à l’Helvetiaplatz actuelle, ce furent 1’800 à 2’000 personnes qui parcoururent la ville jusqu’à la Schützenmatte où se tenait le meeting. Comme partout ailleurs, on y adopta une résolution en faveur d’une révision de la loi sur les fabriques fixant la durée maximum du travail à 10 heures par jour, comme première étape vers les 8 heures. On en vota une autre, locale celle-là, réclamant à la ville de Berne une Maison du peuple pour abriter les séances des organisations ouvrières ainsi que les activités culturelles et récréatives des travailleurs. Après quoi le cortège se reforma pour gagner le Bierhübli, une brasserie avec jardin, dans le quartier de l’Enge, où se déroula la fête proprement dite.
Plus qu’en 1890, une certaine fantaisie apparaît dans les cortèges. A La Chaux-de-Fonds, l’un des organisateurs avait recommandé de défiler en habits de travail et avec ses outils, mais il ne semble guère avoir été écouté. A Bâle, les boulangers, regroupés sous un immense étendard de papier, portaient un petit pain en carton d’environ 1 m. 50. A Berne, les groupes étaient nettement séparés ; en tête de chacun, quelques hommes portaient les outils caractéristiques de la profession ; les ramoneurs avaient coiffé le traditionnel gibus ; les ouvriers de la fabrique fédérale d’armes marchaient derrière un Guillaume Tell, deux archers et une douzaine d’hommes vêtus de tabliers verts et armés du fusil ancien modèle.
Les relieurs promenaient un âne portant un écriteau : « Einer der zu thun hat », formule dont étaient signées les attaques contre le mouvement ouvrier qui passaient régulièrement, sous forme d’annonces payantes, dans la feuille d’avis locale. En outre l’animal était recouvert d’un drap sur lequel on avait dessiné des ciseaux détachant des « coupons », allusion aux gens dont la seule peine consistait à toucher les dividendes et intérêts de leurs actions et obligations. Le groupe des étudiantes et étudiants russes de l’Université attirait également l’attention.
A Genève, les organisations ouvrières, toujours sous la coupe du parti radical, avaient repoussé leur manifestation au dimanche 3, « afin que tous les travailleurs puissent y participer avec leurs familles et afin, surtout, de ne pas heurter l’opinion publique encore insuffisamment préparée et d’ôter à nos adversaires tout prétexte de présenter notre manifestation pacifique comme une provocation ». Cette justification qui figurait sur l’affiche rouge appelant à la démonstration était chaudement approuvée par le journal radical : « Si les ouvriers tenaient partout ce langage, ils seraient bien près du succès, car ils attireraient à eux tous les esprits clairvoyants, tous les cœurs bien placés, tous les hommes de raison et de justice ».
Mais certains militants n’approuvaient pas cette modération et ce report au 3 mai ; le 26 avril, ils avaient convoqué leurs partisans à une réunion préparatoire et, après de longues et laborieuses discussions, formé un comité d’organisation dont les anarchistes avaient pris la direction et qui édita une affiche appelant à manifester le 1er mai. Entre la classe des riches et celle des pauvres, y lisait-on, « la lutte doit être continuée, non pas pour la durée du travail à accomplir au bénéfice d’autrui, mais pour l’anéantissement de l’exploitation humaine ». En d’autres termes, il ne fallait pas lutter pour les huit heures, mais pour l’abolition du salariat. « Cette action ne consiste pas à replâtrer, à l’aide des lois, un ordre social qui s’écroule sous le poids des misères et des infamies engendrées par elles. Il s’agit d’une chose plus sérieuse que celle de s’atteler à la remorque des individus intéressés qui cherchent à se faire une popularité en affichant un socialisme mesquin et conservateur.
Camardes,
Le 1er mai, convaincus de la nécessité d’une action générale, des millions d’ouvriers de tous pays manifesteront. Le 3 mai, ceux qui veulent détourner les aspirations ouvrières et donner à ce grand mouvement un caractère de honteux servilisme feront une procession avec un cérémonial auxquels les religieux n’auront rien à envier. Eh bien ! entre ces deux manières d’agir, votre choix n’est pas douteux : d’un côté platitude ; de l’autre, dignité. Vous témoignerez de votre mépris envers les politiciens en vous joignant à nous le 1er mai 1891. Et ensemble nous affirmerons hautement en face de la bourgeoisie notre volonté de discuter, où et quand il nous plaît, les moyens les plus pratiques pour arriver à notre complète émancipation. Vive l’homme libre dans l’univers libre ! »
Effectivement, le choix des travailleurs ne fut pas douteux ; quelques dizaines seulement vinrent au rendez-vous, à la Promenade des Bastions, à une heure et demie : une vingtaine de socialistes allemands, avec leur drapeau rouge ; trente à quarante autres personnes, le ruban rouge à la boutonnière, le tout entouré d’une foule de curieux. On se mit en marche à travers la ville, sous l’œil parfois goguenard des badauds, en direction d’une auberge campagnarde, à Sierne, à 5 ou 6 km. Là, au nombre d’une centaine, après avoir écouté quelques discours et s’être délassé, les manifestants regagnèrent la ville où, le soir, une cinquantaine d’entre eux tenta de tenir une réunion sur la Plaine de Plainpalais. Mais celle-ci n’avait pas été autorisée et l’affiche la convoquant interdite parce qu’elle ne portait aucun nom d’imprimeur. Aussi la police dispersa-t-elle sans peine le petit rassemblement, dont les participants se retrouvèrent dans un café du voisinage. Le lendemain, le Conseil d’Etat expulsait du canton trois anarchistes : un Français, un Italien, un Allemand, pour excitation à la révolte et outrages aux autorités. En fait, les charges étaient bien légères et ne consistaient guère qu’en quelques propos tenus à la réunion de Sierne ; après coup, le procureur général de la Confédération estima qu’elles ne justifiaient pas une expulsion du reste du territoire suisse. Mais, pour le gouvernement genevois, il s’agissait, comme il l’écrivit à Berne, d’éviter que les anarchistes troublent la manifestation du dimanche 3.
Ce jour-là, un cortège beaucoup plus nombreux, malgré la pluie, parcourut toute la ville, du Pré-l’Evêque au stand de Carouge, où se tenaient les discours qui auraient dû être suivis d’une fête familière que le mauvais temps fit renvoyer. Wullschleger, venu de Bâle, parlait en allemand, mais, comme 1890, c’était Georges Favon qui était l’orateur principal. Très applaudi, le leader radical reprit certains thèmes qui lui étaient chers : législation internationale du travail, réforme sociale avec intervention de l’Etat en faveur des plus faibles, « l’organisation du travail et l’assurance obligatoire » ; « il faut prélever sur la fortune publique les ressources nécessaires pour alimenter ces grands services de solidarité. L’honnête homme victime des circonstances ne doit pas déchoir et subir l’humiliation de tendre la main ; agir ainsi, c’est travailler pour l’ordre. Jamais prime d’assurance ne fut plus utile que celle qui doit rallier à la cause de l’ordre la masse des ouvriers ».
Propos significatifs qu’un autre journal rend en ces termes : « M. Favon a appelé avec raison l’assurance obligatoire une prime de sécurité pour ceux qui possèdent ».
Cherchant à intégrer la classe ouvrière dans son vaste projet de progrès et de rénovation politique, Favon s’avançait très loin : « Ce qu’il y a de juste dans le collectivisme se réalisera naturellement par la nationalisation des grands éléments du travail et de la circulation, les chemins de fer, les transports maritimes, les forces hydrauliques, l’électricité, les mines, les grandes usines métallurgiques. Alors, tout naturellement, le capitalisme sera réfréné. Le premier mai est le jour anniversaire de ces grandes revendications. Donnons-nous rendez-vous l’an prochain /…/. Que le premier mai soit comme une vague de grande marée qui batte périodiquement l’édifice des préjugés et des abus. Le jour où cet édifice, que nous a légué le passé, tombera, puissions-nous y planter, à côté de la bannière de la fraternité universelle, le drapeau de notre chère patrie, comme un témoignage qu’après avoir, les premiers, conquis, par la force, et appliqué, dans la paix, la liberté et l’égalité politiques, nous avons vu, les premiers aussi, conquérir et appliquer, dans la paix, la liberté et légalité sociales ».
Cette évocation généreuse et hardie, typique de Favon, est un exemple des attitudes qui lui avaient conquis la faveur des ouvriers genevois. Le soir du 1er mai, un autre radical, le conseiller d’Etat et conseiller national neuchâtelois Robert Comtesse, futur conseiller fédéral, avait été l’orateur principal de la manifestation de Neuchâtel. Cette participation de l’aile gauche du radicalisme au Premier Mai, cette collaboration avec le mouvement ouvrier, ou tout au moins avec sa tendance la plus modérée, ne se poursuivra guère au-delà de 1892. La formation, à Genève, d’un véritable parti socialiste, autonome, son affermissement dans le reste de la Suisse romande, les tensions à l’intérieur du radicalisme où industriels et notables ruraux n’appréciaient guère les vues sociales d’un Favon, tout cela rendait la rupture inévitable. Néanmoins, même si les politiciens radicaux n’apparaissent plus aux tribunes du 1er Mai, leurs rapports avec le mouvement ouvrier ne se déferont que lentement.
Le 1er Mai 1891 se soldait par un succès certain. Le progrès par rapport à 1890 est évident. Selon l’Arbeiterstimme, des manifestations avaient été signalées dans 45 localités, rassemblant quelque 40’000 personnes. La plupart s’étaient déroulées le 1er ; deux le samedi 2 et quinze le dimanche 3 mai. 42’000 tracts avaient été diffusés ainsi que 12’000 exemplaires de la brochure de Seidel sur la journée des huit heures.
Premier Mai – Premier Août.
Nous avons relevé, plus haut, que 1891 marquait le 600e anniversaire du Pacte de 1291, que l’on avait décidé de célébrer officiellement par des grandes festivités à Schwyz. Jusqu’alors, le 1er août n’était pas une date particulière et la Confédération n’avait pas de véritable fête nationale. D’ailleurs les cérémonies du 1er août 1891 n’étaient prévues que pour l’année du 600e anniversaire ; mais, ici et là, on les renouvellera les années suivantes et, en 1899, le 1er Août deviendra officiellement la fête nationale. Des historiens ont vu, dans son adoption, une sorte de réponse au 1er Mai : à la journée ouvrière internationale, qualifiée par certains d’antipatriotique, à la manifestation de classe, on aurait voulu opposer une célébration nationale, patriotique, réunissant l’ensemble de la population.
Même si cette idée a pu exister, elle n’a probablement pas été le facteur déterminant. A cette époque où, partout, les nationalismes s’affirmaient de plus en plus, les fêtes nationales en constituaient l’une des manifestations essentielles et la Confédération, comme les autres Etats, éprouvait le besoin de s’en doter, que le 1er Mai ait existé ou non.
Cependant, au sein du mouvement ouvrier, certains ont fait la comparaison entre les deux journées. Dès le mois de mai, la presse socialiste s’en prit à la prochaine célébration du 1er Août. Sous le titre « Police politique et six-centième anniversaire », le Grütlianer publia une circulaire de la section de Berne aux autres sociétés du Grutli. Si l’on voulait honorer les précurseurs de la liberté de 1291, y lisait-on, il faudrait au moins respecter cette liberté. Or, indépendamment de l’oppression économique due au capitalisme, la police politique aux ordres du procureur général de la Confédération tendait à supprimer les libertés. Si l’on voulait célébrer dignement le 1er août, il fallait abolir la police politique et le ministère public fédéral. En juillet, la section bernoise, appuyée par quelque 150 autres sections ou associations diverses, publiera un tract en ce sens.
Mais cela n’empêcha pas certaines organisations ouvrières d’organiser leur propre commémoration. Comme le canton de Bâle n’avait prévu aucune festivité officielle, mise à part la participation des autorités aux banquets et cérémonies de Schwyz, l’Union ouvrière et les socialistes de la ville de rhénane organisèrent un cortège, de la place du Marché au Petit-Bâle, avec fanfares et groupes costumés. Des membres de la Société des ouvrières personnifiaient une Helvetia suivie de ses 22 cantons. Le soir, sur les lieux de la fête, au milieu des feux de Bengale, des groupes formèrent des tableaux vivants : le serment du Grutli, la mort de Winkelried, etc.
Certains socialistes se montraient plus critiques. Alors que, sitôt après le 1er août, certains journaux bourgeois envisageaient pour la première fois de rendre annuelle cette commémoration, le socialiste zurichois Otto Lang s’y opposa nettement. « Une telle fête revenant chaque année serait le meilleur moyen de gonfler notre vanité nationale, dont nous souffrons déjà suffisamment, jusqu’à la démence. La croyance selon laquelle, nous Suisses, serions le plus libre des peuples nous est déjà bien trop montée à la tête et est devenue plus d’une fois un obstacle à la perception par nous-mêmes de notre propre situation et une entrave au progrès. Le fait de se contempler continuellement dans le passé, de glorifier et de louer les ancêtres et leurs actes corrompt le caractère national et paralyse la force d’action du peuple ».
En outre, « la fanfaronade patriotique qui fleurit chez nous aussi abondamment qu’au pays de la fête de Sedan » (l’Empire allemand où l’anniversaire de la victoire contre la France, en 1870, était devenu fête nationale) sert aux riches de « rempart contre l’avance impétueuse des vagues socialistes ».
« C’est également dans l’intérêt d’une représentation véridique de l’histoire que nous devons protester contre cette fête nationale annuelle », continuait Lang. « Elle constituerait une tentation continuelle à l’altération et à l’exagération qui, maintenant déjà, ne font pas défaut. L’histoire suisse telle qu’elle nous est enseignée aujourd’hui est écrite au mode superlatif et on réfrénera difficilement la superstition chauvine qui s’est nichée dans nos cœurs par une connaissance exacte. Mais ce n’est pas un hasard, si notre bourgeoisie cherche dans la célébration du passé la satisfaction d’un besoin et un réconfort. Au culte du passé correspond la répugnance à s’occuper de l’avenir. Car d’avenir, elle n’en a pas : devant elle, elle voit le déclin. C’est la différence entre la bourgeoisie et le prolétariat ! Elle n’a rien à conquérir, elle ne peut que défendre un héritage. Et veut-elle s’élever au-dessus du train-train quotidien vers une grande idée, il lui faut alors évoquer son passé. C’est la richesse du prolétariat, que son idéal ; et cela nous renvoie à l’avenir ! Ce n’est pas en arrière, mais en avant, que nos regards se dirigent, ce n’est pas vers ce que nos pères ont fait, que nous nous élevons, mais nous nous enthousiasmons pour la grande tâche que nous assigne l’avenir. Pas de frêle romantisme, mais la joie vive du combat ! Ce n’est pas le 1er Août que nous voulons célébrer, mais c’est le 1er Mai, qu’il soit notre fête à nous ! Pas une fête qui nous isole, mais une fête à l’allégresse de laquelle l’humanité mêle sa voix ».
Après avoir ainsi opposé le 1er Août bourgeois, tourné vers le passé et replié sur le nationalisme au 1er Mai ouvrier, fort de son idéal et de ses visions d’avenir, en communion avec toute l’humanité, Lang s’en prenait à ceux qui accusaient les socialistes d’être des « sans patrie ». « Les générations futures pourront décider qui aimait sa patrie avec le plus d’ardeur et qui honorait le mieux les fondateurs de sa liberté : ceux qui, à chaque fête, célébraient, en des mots sonores, la gloire du passé pour mieux se mettre en valeur, ou nous, nous qui voulons continuer l’édifice, briser les formes vieillies et combattre le mensonge par la vérité ».
1892 : le Premier Mai organisé nationalement.
Le 1er mai 1892 tombait un dimanche. D’un côté cela amoindrissait le retentissement de la manifestation, puisqu’elle ne s’accompagnait pas d’une suspension du travail, mais, de l’autre, sa tenue un jour férié favorisait la participation. De plus, cela levait l’opposition entre partisans et adversaires du chômage volontaire. D’où l’idée d’utiliser ces circonstances favorables pour renforcer l’organisation ouvrière sur le plan national.
C’est ce que préconisait un mémoire du secrétaire ouvrier de Berne, Nicolas Wassilieff, dont l’essentiel sera adopté par le Parti socialiste suisse, le Grutli et l’USS. Seule, son idée de faire, ce jour-là, prêter un serment solennel au drapeau ouvrier ne fut pas retenue. L’essentiel des propositions adoptées résidait dans la centralisation. Un comité central d’organisation du Premier Mai fut désigné ; il était formé par le comité de l’Union ouvrière de Berne, où Steck et Wassilieff jouaient un grand rôle.
Sa première tâche était de répartir les orateurs entre les différentes manifestations. Les petites localités avaient de la peine à en trouver dans leurs rangs ; d’autre part, on souhaitait favoriser les échanges, afin d’avoir une certaine variété et de ne pas recourir, en une ville, année après année, à la même personne, si éloquente fût-elle. De plus, il y avait les minorités linguistiques : la Romandie comptait de nombreux Suisses alémaniques et Allemands, souvent fort actifs dans le mouvement ouvrier. On tenait à leur offrir un exposé dans leur langue. Les travailleurs immigrés italiens de plus en plus nombreux, participent également au 1er Mai ; eux aussi qui, souvent, parlent mal ou pas du tout l’allemand ou le français ont droit à un discours dans leur langue. La répartition des orateurs, qui nécessite une abondante correspondance, se fera par l’intermédiaire du comité central.
Celui-ci recommanda aux petites localités de coopérer pour organiser à plusieurs une unique manifestation, ou alors de se joindre à celle de la ville la plus proche. On éviterait ainsi les micro-démonstrations, peu stimulantes pour les participants et peu convaincantes pour le public. Partout où cela ne serait pas vraiment impossible, il fallait un cortège et une conférence.